prédictions et jeux de marionnettes
Il arrive que les figurines à l’aspect identique soient utilisées dans un contexte différent, tantôt oracles tantôt « comédiennes ». Leur animation demeure la même, sauf que son sens change. Voici des exemples illustrant cette dualité.
Chez les Bobo-Fing (Burkina Faso), le devin utilise des statuettes cuivrées qu’il manipule à l’intérieur de sa case : elles font partie de son appareil divinatoire portant le nom de zo. L’animation de ces objets est tout à fait comparable à un subtil et mystérieux jeu de marionnettes. Cet aspect théâtral n’a pas échappé au chercheur Guy Le Moal dont nous tenons cette information. Décrivant une séance de divination, ce spécialiste s’est longuement arrêté sur l’esthétique de ces objets en mouvement où le souffle de la marionnette est omniprésent.
Chez les Lobi, les Tegessie et les Birifor (Burkina Faso et, pour les derniers, également la Côte d’Ivoire et le Ghana), on pratique la divination à l’aide d’un couple de marionnettes. D’après Henri Labouret, cette méthode est relativement rare mais, n’étant pas secrète, on peut l’observer facilement. Dans les écrits scientifiques de Labouret figure la description d’une séance conduite par le devin Tonia Kambire de Bokona. Vu l’exceptionnelle précision de ce témoignage, nous le reprenons dans son intégralité :
« Il [le devin] trace devant lui sur le sol, avec de l’hématite et du kaolin, un quadrilatère partagé en quatre secteurs puis sur l’un des côtés de cette figure, un cercle relié au quadrilatère par des lignes sinueuses. Il place à l’intérieur du grand dessin un récipient en peau de bœuf et en forme de bouteille contenant des cauris marqués et une sonnette en fer. Cela fait, le Diseur de choses cachées noue à chacun de ses gros orteils l’extrémité d’une ficelle passant au pied de deux figurines en bois hautes de 8 centimètres et supportées par deux cercles. Ces figurines sont posées à proximité des traits transversaux au centre du quadrilatère […] Lorsque tous ces préparatifs matériels sont terminés, l’opérateur fait retentir sa sonnette en invoquant successivement Konnton’ [dieu protecteur et dieu de la divination], les Diseurs morts ou vivants, ses ancêtres, le Python, l’Hyène, la Terre, Dieu-Ciel, le Hibou, le Caïman, l’Hippopotame, le Fleuve, le poisson tétrodon, la colline sacrée près de Koumbou, la colline Nawo près de Gongombili, la colline Sangoé près d’Iridiaka, la colline de Tiolo, la mare sacrée d’Oussourou, le bois sacré du même village. Le devin interpelle alors les deux figurines de bois représentant un homme, Sié, et une femme, Yeli, il s’adresse à elles comme à des personnes, les admoneste, leur commande d’obéir et de ne pas discuter avec lui, de ne pas rire, de ne pas s’amuser et de remplir leur office. Après quoi, il jette à terre deux cauris en invoquant son père et en lui demandant si rien de mauvais ne sortira pour lui de la consultation présente. Pour que la réponse soit favorable, les coquillages doivent tomber dans cette position O Ø. S’ils se présentent autrement, on recommence jusqu’à ce que leur position soit bonne. Le Diseur s’adresse ensuite aux marionnettes, leur demande si l’affaire est délicate et à quoi elle se rapporte, car le consultant ne pose lui-même aucune question et ne révèle pas le but de sa démarche, qui doit être découvert par le devin avec l’aide de ses figurines de bois. On suppose que celles-ci, sous l’action des dieux protecteurs invoqués au début de l’opération, s’avancent sur la corde, saluent, s’inclinent, tombent. Il y a un code pour interpréter ces mouvements. En même temps, l’opérateur lance des cauris ordinaires pour contrôler les réponses des marionnettes. » (Labouret, 1931 : 458-460)
Dans un tout autre contexte, des poupées semblables sont signalées par Maurice Delafosse. Il les a rencontrées en juillet 1902 à Téhini, localité située au sud de l’ex-cercle de Gaoua (Burkina Faso). Elles y jouaient pour divertir. Voici sa description de leur joyeux spectacle :
« Je prends comme logement l’une des deux chambres de la tour […] Cette tour est habitée par une sorte de griot vêtu d’une blouse courte et coiffé d’un bonnet, choses bien rares dans ce pays ; il tire des sons harmonieux d’une guitare faite d’une calebasse qui supporte un morceau de bois recourbé en arc auquel sont attachées quatre cordes. Ce vieux a inventé une sorte de jouet qui provoque l’enthousiasme de notre personnel : il attache une ficelle aux gros orteils de ses pieds ; cette ficelle est enfilée au travers du corps de deux marionnettes grossières, représentant un homme et une femme. Assis par terre, il écarte ses pieds, tendant ainsi la ficelle ; puis, en remuant ses orteils, il imprime à la ficelle une série de secousses qui font rapprocher et s’éloigner l’une de l’autre les deux marionnettes, jusqu’à un choc final de l’une contre l’autre. C’est l’éternelle danse de l’amour transportée au théâtre Guignol. À propos de ce griot, nous remarquons qu’on trouve très peu de vieillards chez les Birifo : cet homme est le premier individu à cheveux gris que nous avons vu depuis Kpéré. » (Delafosse, 1908 : 154-155)
Cependant, vingt ans plus tard, Henri Labouret met en doute la finalité de cette scène. Il suppose que Maurice Delafosse était abusé par un devin surpris en train de ranger ses accessoires de magie. Le clairvoyant aurait consenti à faire fonctionner ses marionnettes devant les étrangers, sans indiquer leur véritable fonction.
À notre avis, ce point de vue est peu convaincant. Tout d’abord, parce que le spectacle proposé par le vieux griot de Téhini est un classique du genre : jusqu’à nos jours, des marionnettistes africains amusent leurs spectateurs en présentant des scènes semblables. De même, il est difficile de mettre en doute le regard avisé de Maurice Delafosse, fin connaisseur des civilisations africaines. La confusion entre un griot et un devin est à exclure dans son cas. Enfin, il faut rappeler qu’il fut l’un des premiers à parler du théâtre africain dont l’existence était niée par la plupart de ses contemporains.
Au demeurant, la juxtaposition de la divination et de l’art dramatique est très intéressante en soi. Elle est de plus très ancienne, car on en retrouve des traces certaines en Égypte antique. Par ailleurs, la polyvalence des marionnettes est connue. L’emploi de pantins identiques soit pour deviner, soit pour faire du théâtre, rapproche ces deux domaines qu’on est habitué à séparer et étudier à part.
Ainsi, l’histoire de la marionnette (du moins africaine) ne peut-elle se limiter à la seule interrogation de son parcours théâtral.